Mort d'un mutant voyageur (1)
Jour 1 : Les cadavres ne portent pas de costards
Abelgast, secteur 703 de Sad City, 8h07
- Quel gâchis de foutre en l’air un tapis comme celui-ci ! s’écria
Winston Moorehead. On devrait traquer le mec qui a fait ça et lui faire
passer l’envie de recommencer.
- C’est exactement pour ça qu’on nous paye cher collègue, répliqua
William Cunningham, sans détourner les yeux du cadavre de lycantropien
à la décomposition fortement avancée qui gisait dans une position
grotesque, la gueule béante, sur un tapis persan à vingt mille yendols.
- On dirait bien que c’est l’œuvre d’un styrcien, reprit Moorehead. Il
n’y a que ces bêtes capables d’éclater le crâne d’un gus à mains nues.
- Je doute fort qu’un styrcien ait pris la peine de ligoter et de
torturer sa victime avant de l’expédier dans un monde meilleur. Ils
sont plutôt expéditifs dans leur genre.
Et disant cela, il fit rouler le corps sur le côté droit et souleva la chemise du cadavre.
- D’ailleurs, reprit-il, les styrciens n’ont pas l’habitude de prélever les organes de leurs victimes…
Une voix s’éleva soudain derrière les deux hommes. C’était Byron Sewell, le régisseur du secteur 703.
- Cunningham, encore en train de palper les valseuses d’un cadavre ? Je vais finir par croire que vous aimez ça.
- On s’amuse comme on peut chef. Si seulement ma femme n’était pas si morte… et la votre pas si moche…
- Et si on arrêtait de se caresser cinq minutes ? Qu’est-ce qu’on a ?
Cunningham se releva péniblement et parcourut rapidement des yeux le début de rapport qu’il tenait à la main.
- Karel Krycek, vingt-neuf ans, célibataire, agent de sécurité pour MekaCorp Titan depuis cinq ans. Pas de casier. Apolitique et … tiens c’est étrange… sa fiche n’indique pas son niveau de croyance. Sans doute une erreur du fichier central.
Sewell souleva par un coin le tissu absorbant qu’on avait déposé sur ce qui restait de la figure du défunt, et fit une moue de dégoût avant de le remettre à sa place initiale.
- Comment a-t-il été liquidé ?
- Trois balles dans le ventre et deux dans le dos, reprit Cunningham.
Accessoirement, sept de ses doigts semblent avoir été arrachés, ses
yeux également ont disparu. Et puis pour couronner le tout une partie
de sa colonne vertébrale a été prélevée.
- Charmante façon de tirer sa révérence. La famille s’est manifestée ?
- Personne pour l’instant. Mais ce qui est plus curieux, comme vous
pouvez le constater, c’est le vide de ce bloc. Pas de meubles, des murs
nus, et l’unique fenêtre est condamnée. La seule chose qu’on ait trouvé
c’est cet attaché-case, et encore il pose problème lui aussi…
- Comment ça il pose problème ?
- Difficile à expliquer. Regardez par vous-même…
Byron Sewell, régisseur de la brigade homicide du secteur 703 depuis bientôt quatorze ans, s’avança du haut de son mètre quatre-vingt dix bien tassé et tendit une main puissante, reste d’une jeunesse passée dans un coral sur Elpydia-Carillo, vers le petit attaché-case en titane léger qui jetait des reflets métalliques sur les murs de l’appartement. Il se figea soudain dans son mouvement et le bruit sourd du craquement de son épaule résonna dans la pièce vide, à l’exception des trois hommes et d’une bleusaille occupée à relever d’éventuels résidus adn.
- Nom de Dieu de bordel de merde ! Cunningham, vous auriez pu me
dire qu’il y avait un champ de force ! J’ai failli bousiller ma putain
d’épaule !
- Il n’y a pas de champ de force, on a déjà vérifié.
- Hein ? Pas de champ de force ? Cette putain de valise est clouée au
sol ! Qu’est-ce que c’est si ce n’est pas un champ de force, vous
pouvez me le dire ?
- Je n’en ai pas la moindre idée. Tout ce que je sais c’est qu’un bleu
va se geler le cul ici toutes les nuits tant qu’on piétinera dans notre
enquête, et surtout tant qu’on ne pourra pas ramener ce fichu
attaché-case à la brigade.
Sewell posa un genoux à terre et inspecta de plus près l’objet en question.
- C’est étrange, il n’y a pas de serrure apparente. Vous avez essayé le scanner ?
- Oui, répondit Moorehead, qui était resté muet depuis l’arrivée de son
supérieur. Ca n’a rien donné non plus, il y a quelque chose qui
brouille le signal. Une fois encore, on ignore quoi.
- Vous avez une idée de ce que ça peut bien être ? demanda Sewell en
indiquant de son index droit un petit trou rond profond d’environ un
centimètre situé près d’un angle de l’attaché-case.
- Peut-être une sorte de serrure ? proposa Moorehead.
- Ce n’est pas une serrure, c’est une porte.
Les trois hommes se retournèrent simultanément et fixèrent leur regard sur le nouveau venu. Tout de rouge vêtu, hormis une longue cape noire qui lui arrivait jusqu’à mi-cuisse, il observait d’un air amusé ses trois interlocuteurs du fond de ses orbites vides.