Six pieds sous terre
- T’es sûr que c’est par là ?
- Y a qu’un seul chemin, comment on aurait pu se tromper ?
- Je sais pas. On a peut-être tourné trop tôt…
- Le mieux c’est de continuer encore un peu, juste pour voir…
Quelques minutes après ce petit échange, les deux hommes eurent
la confirmation qu’ils étaient sur la bonne voie. Une vieille bâtisse en très
mauvais état les attendait non loin du chemin, à hauteur d’un coude qui
bifurquait vers la droite puis s’enfonçait dans des bois qui allaient en
s’épaississant.
Ils garèrent leur vieux pick-up tout près des vestiges d’une ancienne palissade
et se mirent d’accord pour entamer leur petite excursion
« intra-muros » habituelle, afin de repérer ce qui pouvait
éventuellement être sauvé à leur compte avant que les autres ouvriers
n’arrivent. Généralement, cela n’aboutissait à pas grand chose. Tout au plus,
quelques bibelots atterrissaient à l’arrière du véhicule. Ils étaient ensuite
offerts aux épouses respectives avant de finir invariablement à la benne.
Triste vie que celle d’un cendrier ou d’une poupée décorative, hormis celles
provenant de Russie.
Ramon choisit l’étage tandis que Pedro prenait le
rez-de-chaussée. Les deux hommes se retrouvèrent dans le hall dix minutes plus
tard avec comme seuls trophées une vieille lampe à huile pour Ramon et une
eau-forte en très mauvais état pour Pedro. Ils allaient s’en aller quand Ramon
perçut un mouvement du coin de l’œil. Il se retourna vivement en brandissant sa
lampe comme une arme pour voir un chat noir se faufiler à travers un trou du
plancher. Il s’approcha pour scruter l’obscurité de ce qui semblait être jadis
une cave. Pedro s’approcha à son tour mais son poids cumulé à celui de son ami
et collègue fit céder les vieilles planches pourries. La chute ne dura qu’un
instant. Amortis par une terre gorgée d’eau, les deux corps roulèrent
ensuite avant de s’immobiliser.
Quelques secondes s’écoulèrent puis chacun de son côté entreprit
de se palper sommairement afin de s’assurer qu’il n’avait rien. C’était le cas
pour Ramon. Pedro avait eu moins de chance. Il s’était mal réceptionné et ne
pouvait plus poser sa cheville droite sur le sol sans grimacer de douleur. Se
trouvant à quatre bons mètres du plafond et dans une obscurité presque totale,
ils se résolurent à faire le tour de leur cellule. Ils estimèrent que celle-ci
devait avoisiner les douze mètres sur cinq. Plus inquiétant, ils n’avaient pas
trouvé la moindre issue, pas plus qu’un restant d’échelle ou d’escaliers.
- Putain, dans quelle merde tu nous as foutus sombre con ! s’écria
Ramon.
- Moi ?
- Oui toi ! Si tu n’avais pas ramené ton gros cul près de moi
on serait pas coincés dans ce trou à rats !
- Hé oh ! Du calme. Je pouvais pas savoir que le plancher
était pourri à ce point. Et puis si tu n’étais pas aller inspecter ce trou, je
te signale qu’on en serait pas là.
- Pffff… Bon, t’as raison, ça sert à rien de s’énerver. Il faut
plutôt qu’on trouve un moyen de sortir vite fait d’ici.
Les fouilles reprirent de plus belle jusqu’à la découverte d’un vieux tonneau à
moitié enseveli dans la terre qui avait échappé aux deux hommes la première
fois. Après en avoir éprouvé la solidité, un fol espoir s’empara d’eux à l’idée
de s’en servir pour se hisser hors de leur prison. Cependant, impossible de le
faire bouger. Apparemment plein à raz bord d’un liquide inconnu, le tonneau
résista une bonne demi heure, et au prix de nombreuses échardes ainsi qu’un
ongle arraché, finit par dévoiler son contenu : 300 litres de rhum
jamaïcain.
Ramon proposa de renverser le contenu sur le sol pour alléger le contenant.
Néanmoins, une remarque de Pedro, qui avait finalement recouvré ses esprits, le
fit renoncer à ce projet. Les émanations d’une telle quantité d’alcool, même en
partie absorbées par le sol meuble, risquaient de les assommer tous les deux
pour un bon bout de temps. On songea également à percer le tonneau afin
d’écouler suffisamment de liquide pour ensuite pouvoir le déplacer, mais ce
dernier était relativement solide, et nos deux hommes ne disposaient pas du
moindre outil nécessaire à l’opération. On décida donc de poursuivre dans cette
idée, mais en renversant juste assez de rhum pour déplacer ce providentiel
tabouret de fortune.
Les premiers litres déversés les confirmèrent dans leur impression initiale,
cet alcool était sans aucun doute le plus gros trésor qu’ils aient jamais
trouvé. Ironie du sort, ils se voyaient obligés de s’en séparer pour se tirer
d’affaire. Après en avoir vidé pas loin d’un tiers, ils commencèrent à
s’employer pour le faire bouger. En temps normal l’opération n’aurait duré
qu’une dizaine de minutes, mais les vapeurs d’alcool compliquaient sérieusement
les choses, et le sol inégal jalonné de cailloux à demi enterrés n’était pas
pour arrangé les choses. Au final, deux grosses heures furent nécessaires pour
traîner le tonneau au point de chute des deux hommes.
Ramon, légèrement moins corpulent que son compagnon d’infortune, fut
logiquement désigné pour tenter l’ascension. Malheureusement pour lui, sa
taille modeste lui permettait tout juste de toucher les débris encore accrochés
en sautant. Il tenta à plusieurs reprises de trouver une prise solide, mais ce
bois était complètement pourri. Une mauvaise réception sur le tonneau, qui
endommagea quelque peu ce dernier et provoqua une lourde chute pour Ramon, mit
fin aux tentatives qui, on du bien se rendre à l’évidence, étaient désespérées.
C’est alors que l’angoisse qui rodait depuis déjà plusieurs heures dans cette
moite obscurité, fondit sur les deux prisonniers comme un rapace sur sa proie.
Et faire le bilan de la situation n’arrangea pas franchement les choses.
Personne ne savait qu’ils étaient ici. Et même en le sachant, personne ne
pouvait imaginer dans quelle situation se trouvaient les deux hommes. En outre,
et ce dans le meilleur des cas, l’équipe d’ouvriers ferait son apparition dans
une petite dizaine de jours. Dix jours sans nourriture et avec pour seule
compagnie environ 200 litres de pur rhum jamaïcain n’était pas pour réjouir nos
deux Edmond Dantès d’un nouveau genre.
Les heures commencèrent à s’égrener doucement et la faim, exacerbée par la
fatigue, à se faire de plus en plus insistante. On eut beau faire le compte et
le recompte des victuailles à disposition, le total était toujours le même.
Puis la faim céda la place à l’énervement, l’énervement à la colère, et la
colère à un profond désarroi.
- On va crever ici comme des chiens dans la plus complète
indifférence, gémit Pedro.
- Il y a forcément un moyen de sortir d’ici. C’est juste qu’on a
pas encore trouvé lequel… répondit Ramon, davantage pour se ressaisir que pour
rassurer son interlocuteur.
- Si seulement on avait un moyen de faire savoir qu’on est là…
- Mais j’y pense, j’ai mon portable !
- Putain, et tu as mis tout ce temps à t’en rappeler ?!
Aussitôt, il tenta d’appeler chez lui. La réception était
mauvaise mais apparemment suffisante pour établir la communication. Trois
secondes interminables furent nécessaires avant que la tonalité ne retentisse.
Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois… Le visage de Ramon se décomposait
un peu plus à chaque nouvelle sonnerie quand soudain une petite voix jaillit à
l’autre bout du fil :
- Maison des Rodriguez j’écoute !
- Lucia ! Ma puce ! Que je suis content de
t’entendre !
- Papounet !
- Lucia tu m’entends ?
- Oui ! Mais je t’entends en double !
- C’est pas grave ma puce, tu peux me passer maman s’il te
plait ?
- M’man est partie avec Juanito au centre commercial.
- Ok, alors écoute moi bien ma puce. Ecoute bien ce que je vais te
dire parce qu’il faudra le répéter immédiatement à maman dès qu’elle rentrera.
Tu as bien compris ? Lucia ? Lucia ??? Oh putain c’est pas
vrai !
- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?! intervint Pedro.
- Ca a coupé… mon forfait doit être épuisé…
- Bordel… on a vraiment la guigne, c’est pas possible autrement…
Un long silence suivit, seulement entrecoupé de sanglots émanant
de Ramon. Il s’était recroquevillé contre un mur et pleurait silencieusement la
tête blottie contre ses genoux. Pedro de son côté avait recommencé à s’agiter.
Le fol espoir entrevu avec le téléphone portable lui avait redonné des forces.
Il grimpa le plus adroitement possible sur le tonneau et entreprit à son tour
de trouver un appui suffisamment solide pour se hisser hors de leur prison.
Néanmoins, l’absence par trop évidente de solution vint à bout de son courage
et il s’effondra plus qu’il ne s’assit dos au tonneau. Maintenant, à la faim
venait s’ajouter la soif. Pourtant, ce n’est qu’après une bonne demie heure
qu’il réalisa être adossé à un tonneau rempli aux trois quarts d’un rhum de
qualité supérieure.
Ramon de son côté n’émettait plus aucun son. Visiblement rompu de fatigue, il
s’était assoupi, se berçant avec ses propres ronflements. Pedro se redressa et
ôta une seconde fois le couvercle du tonneau. Aussitôt, l’odeur du rhum lui
monta à la tête et la salive fit le trajet inverse depuis sa bouche. Il goûta
d’abord en simulant une coupe avec ses deux mains, puis plongea goulûment le
visage sous la surface du liquide.
Un indicible bien-être s’empara de tout son être. La douleur dans ses membres
se dissipa rapidement à mesure que sa tête devenait semble-t-il plus lourde.
Réalisant subitement qu’il était sur le point de se noyer, il tenta vainement
de se redresser, mais l’alcool était le plus fort. Son corps avait déjà abdiqué
et son esprit était en passe de prendre le même chemin. Sa tête s’immergea encore
un peu plus et c’est là qu’il la vit en train de le regarder. Recroquevillée
sur elle-même et ligotée au fond du tonneau, une femme avait les yeux rivés sur
lui. Le choc de cette rencontre fut si brutal que dans un dernier sursaut,
appelons cela l’instinct de survie, Pedro donna fortement du pied et bascula en
arrière sur le sol.
Réveillé brusquement par le bruit sourd du corps de son ami
retombant sur le sol, Ramon vint aussitôt aux nouvelles, s’assurant que Pedro
ne courait aucun danger.
- Qu’est-ce qui t’arrives ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Mon Dieu, Pedro, si tu pouvais te voir, on croirait que tu viens de croiser un
fantôme !
- Le… Le tonneau… Une… une femme… dedans…
- Hein ? Une femme dans le tonneau ?! T’es complètement
saoul mon vieux…
- Regarde y voir… Regarde par toi-même si tu me crois pas !
Se demandant l’espace d’un instant si son vieil ami n’était pas
en train de se payer sa tête, Ramon résolu que non en discernant la mine
déconfite de ce dernier. Il s’approcha prudemment du tonneau, centimètre par
centimètre, reculant au maximum le moment où il lui serait donné de voir à
l’intérieur. Le moment tant redouté finit quand même par arriver, mais Ramon ne
vit rien. Il faisait trop sombre dans la pièce, et le liquide totalement
opaque. Il réalisa alors avec effroi que s’il souhaitait en avoir le cœur net
il lui faudrait à son tour plonger la tête dedans. Cette simple idée le fit
frissonner des pieds à la tête, et il y renonça sur le champ.
L’autre l’observait du coin de l’œil, à moitié assommé par l’alcool et le choc.
- Alors, tu vas pas voir ?
- Je… je te crois. Pourquoi tu irais inventer un truc
pareil ?
- Je l’ai vue de mes yeux vus ! On dirait une statue…
elle est toute blanche…
- Qu’est-ce qu’elle fout là-dedans nom de dieu…
- Je sais pas… Peut-être qu’elle en savait trop sur quelqu’un…
- Tu as dit qu’elle était attachée ?
- Oui, j’ai pas vu ses jambes, mais ses bras ont l’air d’être
ramenés dans son dos.
- Tu crois qu’elle est là depuis longtemps ?
- Y a des chances oui, le coin est pas très fréquenté…
- Je me demande ce qu’elle a bien pu faire… ou dire, pour finir
dans un tonneau lui-même planqué dans une bicoque abandonnée.
- On s’en tape de son histoire ! Moi je veux sortir d’ici et
rien d’autre !
- T’as raison. Nous on est bien vivants. Faut qu’on foute le camp
d’ici au plus vite.
Trois heures plus tard, exténués, ils s’adossèrent de nouveau au
mur, instinctivement de manière à être le plus éloignés possible du tonneau et
de son invitée surprise. Tenaillés par une faim gargantuesque et surtout
complètement déshydratés, ils finirent, malgré eux, par s’abreuver auprès de la
morte. D’abord du bout des lèvres, comme si le cadavre allait subitement surgir
tel un diable de sa boite. Puis, encouragés qu’ils étaient par l’alcool,
suivirent de grandes lampées jusqu’à ce que tous les deux s’écroulent ivres
morts et sombrent presque aussitôt dans un sommeil agité.
Quand Ramon s’éveilla, il lui fallut quelques secondes pour réaliser où il
était. L’hypothèse du cauchemar s’envola aussitôt. Se relevant péniblement, il
fut incapable de dire combien de temps avait bien pu s’écouler. Sa tête lui
faisait un mal de chien, comme si on l’avait trépané durant son sommeil. Il
resta songeur un long moment, sentant plus qu’il ne voyait Pedro allonger non
loin de lui. Exaspéré par son impuissance à sortir de là, il fit payer à son
compagnon d’infortune son insouciance de nouveau né par un coup de pied assez
prononcé au niveau des mollets. L’autre ne bougea pas. Une seconde tentative
eut le même résultat.
Quelques minutes plus tard,
après s’être échiné comme un beau diable à réveiller son ami, Ramon du se
rendre à l’évidence qu’il était désormais tout seul dans cette prison, cette
fois ci en compagnie non pas d’un mais de deux cadavres. Maintenant, tous ses
verrous intérieurs avaient cédé, et une telle terreur le saisit qu’elle jugula
le sang dans ses veines et l’air dans ses poumons. La crise de panique le mit à
genoux, abandonné à lui-même. Il se mit alors à visualiser mentalement les
membres de sa famille pour tenter de se calmer, tous les êtres qui lui étaient
chers, et même ceux qu’il n’aimait pas. Même son pire ennemi aurait été le
bienvenu tant il avait besoin de réconfort. Il songeait à Lucia, à sa petite
voix fluette de petite femme. L’idée de ne plus la revoir, de ne pas la voir
grandir, redoubla ses sanglots. C’est à ce moment précis que quelque chose se
brisa en lui et qu’il perdit connaissance pour quelques heures, mais sa raison
pour toujours.
Trois jours plus tard, intrigués par l’odeur de décomposition de Pedro, deux
ouvriers ayant eu la même idée que leurs prédécesseurs, découvrirent l’origine
de la puanteur ainsi que le corps inanimé de Ramon, mais toujours en vie. Il se
réveilla 48 heures plus tard dans un hôpital et la semaine suivante fut interné
dans l’institut psychiatrique du professeur Alonzo.
Quant à moi, je troquais mon tonneau pour un cercueil digne de ce nom.